La Névrose à travers les "Cinq Psychanalyses" de Freud

 

Cinq Psychanalyses Freud

 

Remarques sur trois analyses de Névrose :  

Dora - L’homme aux rats - L’homme aux loups.

 

 Marie-Sophie Caujolle 6 juin 2016

 

 

 

 

En 1895 Freud écrit les Etudes sur l’hystérie et en 1900 L’interprétation des rêves. Il entreprend dès décembre 1899 de rédiger le cas de Dora. Il ne publiera le recueil des cinq psychanalyses qu’en 1935. Ensemble canonique ayant fait l’objet de nombreux commentaires, les Cinq psychanalyses peuvent être considérées comme « historiques » à l’égard du développement de la psychanalyse. Il s’agit des premiers comptes-rendus d’analyses conduites par Freud. Eléments essentiels de cette science à ses débuts, ils amènent le « matériau », ou plutôt l’expérience de la cure considérée en même temps comme lieu de production du savoir analytique et lieu de l’évaluation de la guérison.

Freud reconnaît toute la difficulté qu’il a de transmettre cette « élaboration de savoir » construite pendant la cure, sans dévoiler l’intimité de ses patients.

Nous ne parlerons ici que de trois psychanalyses, en lien avec la névrose et le refoulement : Dora (fragment d’une analyse d’hystérie), L’homme aux rats (remarques sur un cas de névrose obsessionnelle), L’homme aux loups (extrait de l’histoire d’une névrose infantile). Il s’agit d’analyses réellement effectuées par Freud. L’analyse du Petit Hans se fera à partir du témoignage de son père et celle du président Schreber, grâce à son livre : les Mémoires d'un névropathe. 

 

Dora

 

Freud commence par écrire l’histoire de Dora. Il s’agit d’une cure menée avec Ida Bauer, rédigée en janvier 1901 sous le titre initial Rêve et hystérie et publiée en 1905. Il reçoit en 1899 à Vienne, une jeune fille de 18 ans affectée de divers troubles somatiques et envoyée par son père qu’il a soigné et qui lui fait confiance (le trouble Oedipien se pose dès le début). Dora expose à Freud les relations affectives complexes qu’elle entretient avec un couple d'amis de son père, Mr et Mme K (Le drame bourgeois).

 

Alors qu'elle n’a que quatorze ans, Mr K l’attire et l’embrasse. Elle le repousse mais des symptômes physiques (oppression du haut du corps) et psychiques (dégoût) commencent à apparaitre et à la gêner.

La « gifle » donnée à Mr K au bord du lac deux ans plus tard vient renforcer ses troubles. Elle continue à le rejeter mais ne se souvient que de la raison qu’il lui donne pour la séduire : « Vous savez, ma femme n’est rien pour moi. » (Dora - P95). Phrase déjà entendue à deux reprises : prononcée par le charmant Mr K avec une domestique (jalousie) et par son père à propos de sa mère (vengeance dans le transfert). La conception qui s’impose à Dora est qu’elle est livrée à Mr K « pour prix de la tolérance de celui-ci » s’agissant des relations entre son père et Mme K (qu’elle affirme être la maitresse de son père). Freud peut deviner derrière la tendresse qu’elle éprouve pour son père « la rage d’être ainsi utilisée. » (Dora - P32).

 

En réalité, Dora subi trois tentatives de séduction : celle de son père enfant, celle adolescente de Mr K et plus tard celle de Mme K. Avec l’entrée en scène de Mme K ce n’est pas uniquement sa mère mais bien elle qui est évincée de plus d’une position : non seulement de celle de confidente et d’infirmière (père) mais aussi de celle de « refoulée Oedipienne » (père et Mr K). La séduction par Mme K renforce son refoulement. Dora est fortement malmenée entre ses désirs, sa stratégie d’identification et la lutte permanente entre son Moi (nié) et son ça (refoulé : potentialisation des frustrations). Elle ne sait vraiment pas quelle peut bien être sa place dans le magma angoissant et malsain dans lequel elle évolue.

Les 1ers signes de névrose infantile apparaissent à l’âge de 8 ans (asthme nerveux) ce qui va dans le sens d’un conflit Oedipien, déjà présent et pathologique. Quand Dora a 14 ans et suite à la première tentative de séduction par Mr K, les symptômes se manifestent par des migraines, des quintes de toux suivies de périodes d’aphonie. Mais c’est à 18 ans que l’explosion symptomatique amène le père de Dora à lui faire rencontrer Freud. Elle décrit une extrême souffrance qui va jusqu’au dégoût de la vie et à la menace de suicide. L’irritante question de l’hystérie qui se pose a Freud dès le départ est pourquoi cette perspicace jeune fille est « malade », pourquoi elle somatise. Le conflit inconscient est articulé a travers la sexualité et c’est autour de ses symptômes porteurs d’une vérité (et d’une part de jouissance) que l’interprétation analytique va porter. Freud donne valeur à sa « vérité » ne la remet pas en cause, donne raison a Dora. Et ses symptômes « tombent » grâce à ses interprétations. La reconnaissance de la souffrance et l’expression de sa légitimité apaisent le refoulement. Cette retranscription de Freud à partir du cas de Dora modélise petit à petit la structure hystérique.

 

Le travail analytique avec Dora tourne autour de deux grands rêves. Freud montre ainsi comment l’interprétation des rêves, en tant que discipline scientifique, participe, est utilisée et est à l’oeuvre dans le traitement thérapeutique. Le rêve, voie d’accès à l’inconscient, permet de toucher la racine du symptôme. Pour Freud il est comme un « texte » dans l’analyse duquel il faut avoir une grande attention car il relève d’une construction précise (déplacement, répétition, aspect mythique du cadre onirique...). 

Le premier rêve arrive suite à la séduction de Dora par Mr K au bord du lac : « La maison brûle, la mère veut sauver son coffre à bijoux mais le père la rejette et s’enfuit en hâte avec Dora ». Le deuxième rêve, survenu quelques semaines après, confirmera les hypothèses de Freud dans l’explication des symptômes de Dora :

« Elle reçoit une lettre de sa mère qui lui apprend le décès de son père, elle a alors du mal a retourner chez elle pour l’enterrement (ne trouve pas la gare, traverse une forêt) et personne ne l’attend. Quand elle arrive ils sont déjà tous partis ». Le premier rêve est clairement oedipien. Le père choisit sa fille. Il est le « sauveur », le prince charmant de Dora. Dans le deuxième rêve apparait la culpabilité de la jeune fille face à son désir Oedipien. Malgré son attirance pour le beau Mr K elle le rejette au risque de le perdre (peur d’être évincée elle-même à cause de ses hésitations).

 

Pour Lacan, ce que l’hystérique veut c’est un Maitre. Elle veut que l’autre soit un Maitre sur lequel elle règne mais ne gouverne pas. C’est la position de Dora par rapport à Freud. Elle l’a et le quitte. L’analyse sera interrompue, non menée a son terme au grand regret de Freud (Dora ne restera que 3 mois en cure). S’agit il d’une erreur dans le maniement du transfert? Dora punit-elle Freud au même titre que son père et Mr K? Peut on alors considérer que la cure est un échec? Dora a-t-elle été envoyée sous la contrainte en analyse? Dora reviendra voir Freud. Ce qui semble supposer que la thérapie ne l’était pas (ni imposée, ni un échec). Il constate qu’elle décide, dirige le traitement et ce jusqu’à la fin. Il regrette d’avoir écouté ses propres préjugés et orienté la cure sur l’attirance homosexuelle de Dora pour Mme K, au lieu de privilégier le rapport Oedipien refoulé pour Mr K qui aurait pu rallonger sa cure dans le transfert paternel. Après sa femme, le père de Dora choisit Mme K comme nouvel amour. Il se sert d’elle pour pouvoir être infidèle. Elle le punit à travers ses symptômes, en rejetant Mr K et en acceptant la séduction de Mme K. Freud s’interroge : « Serai-je parvenu à retenir la jeune fille si j’avais moi même joué un rôle, si j’avais exagéré la valeur qu’avait pour moi sa présence et si je lui avais montré un intérêt plus grand, ce qui, malgré ma qualité de médecin, eût un peu remplacé la tendresse tant désirée par elle. » (Dora - P106).

 

L’importance de « l’autre femme » dans l’hystérie est le contrepoint au Maitre. Mme K est son mentor sur ce qui intéresse Dora et en général l’hystérique : Dénoncer la vérité, faire tomber le maitre (qui de toute manière est castré et menteur : son père puis Mr K puis Freud) mais aussi découvrir le mystère de la féminité. Pour Marie-Hélène Brousse, au centre de la névrose hystérique se trouve la question : « Qu’est ce qu’une femme? ». Dans la névrose obsessionnelle l’interrogation se pose plutôt comme : « Suis- je mort ou vivant? ». S’articulent ainsi « deux différences signifiantes et binaires que sont la vie et la mort, l’homme et la femme » (France culture : Les chemins de la connaissance - 2006). Le désir de Dora va vers Mme K car elle incarne ce qu’elle n’arrive pas à considérer : sa propre féminité, son propre « Je » sexué et différencié.

 

Disparue des classifications psychiatriques DSM, l’hystérie, devient aujourd’hui un mode de discours (Lacan) et a tendance à être « dédramatisée ». Trouble majeur de l’identification, elle reste à mon sens, malgré la libération des moeurs et l’atténuation des tableaux symptômatiques, totalement représentative de notre temps et des complexes de castration et oedipien toujours non résolus.

 

 

L’ homme aux rats

 

En octobre 1907, Freud reçoit en analyse un jeune juriste Autrichien de 29 ans, Ernst Lanzer. Le jeune homme se plaint d'obsessions depuis l’enfance qui sont suffisamment fortes pour entraver ses études et sa vie en général. Le traitement dure 11 mois, jusqu’à la mi septembre 1908. Pour Freud, c’est une cure « réussie » qu’il publie dès 1909.

 

Au début de son analyse, Ernst raconte comment lors de la mort de son père, il s'est endormi. Lorsqu'il se réveille, on lui apprend que son père est décédé de son emphysème pulmonaire. Il se le reproche.

Mais « c'est un an et demi plus tard que le souvenir de son manquement ressurgit et commence à le tourmenter terriblement, au point qu'il se considère et se traite comme un criminel. » (L’Homme au rat - P53). Freud lui fait remarquer la mésalliance entre le contenu de son idée et l'affect qui l’accompagne : se considérer comme un criminel est trop fort par rapport à son « acte manqué ». En réalité, sa culpabilité « se rattache à un autre contenu qui n'est pas connu (inconscient) et qui doit d'abord être recherché ». Freud explique à Ernst que « nous ne sommes pas habitués à ressentir de forts affects sans contenu représentatif ». Quand ce contenu fait défaut, nous nous saisissons d'un autre contenu « qui convient plus ou moins et qui sert de substitut. » (L’Homme au rat - P54). L’inconscient est « l'infantile, c'est-à-dire qu'il est cette part de la personne qui s'est séparée dans l'enfance, qui n'a pas suivi le développement de la personne et qui de ce fait a été refoulée. Les dérivés de cet inconscient refoulé sont les éléments qui alimentent ses pensées involontaires qui constituent son mal. » (L’homme au rat - P57).

Freud a beaucoup de sympathie pour l’homme aux rats et sa dette infinie. Il utilise ce qu’il sait de ses propres complexes pour accéder à ceux d’Ernst Lanzer (sans contre transfert). Le père d’Ernst décède en laissant une dette impayée à son fils des années avant qu’il vienne rencontrer Freud. L’homme aux rats est l’histoire du deuil impossible du père et la mort du père est au centre de l’auto-analyse de Freud (Il produit tout son travail sur le rêve, point de départ fondamental de la psychanalyse, dans son auto-analyse, à la suite du décès de son père). Avec le cas d’Ernst Lanzer, Freud invente le terme de névrose obsessionnelle. Il tient un journal très précis de la cure et conserve l’ensemble de ses notes. La cure de l’homme aux rats est la première analyse dont il peut rendre- compte. Menée à son terme avec succès et en très peu de temps, elle fait aussi état pour la première fois, de la « libre association ».

 

Ernst souffre de ses obsessions depuis plusieurs années quand il vient voir Freud. Mais il ne le rencontre pas pour ça. Il décide de le consulter dans une espèce d’urgence subjective et une extrême angoisse parce qu’il a fait une mauvaise rencontre, celle d’un capitaine « cruel » qui lui raconte une histoire : le célèbre « supplice chinois ». Il s’agit d’une torture qui consiste à coller sur le derrière d’un prisonnier, un pot contenant un rat. Exposé à un fer rougit au feu, le rat est poussé à sortir par l’anus du prisonnier. Ainsi, le rat et l’homme meurent ensembles. Ernst s’identifie à ce signifiant « rat ».

Freud va en décliner toutes les versions possible en Allemand : Ratte (rat), Rate (acompte-dette), Heiraten (mariage). C’est a partir de là que Freud commence à interpréter les symptômes. Ernst Lanzer se remémore un incident d’enfance : « Quand il était encore tout petit, il dut commettre quelque mauvaise action pour laquelle son père le battit. Le petit gamin entra alors dans une fureur terrible et insulta son père pendant que celui-ci le frappait ». Il interroge alors sa mère qui lui confirme l'incident et sa faute qui fut de mordre quelqu’un. Ernst pense être le rat qui mord, qui est persécuté par les hommes. Cette pensée, liée à l'incident lors de son enfance mais enfouie dans l'inconscient, est ravivée par des mots, des signifiants qui se rapprochent du terme « rat » et se trouvent, dans son esprit, inconsciemment, associés (comme la dette d’argent de son père, la dette sexuelle de ses séductions infantiles, le mariage avec une femme riche plutôt que pauvre). Ainsi, suite au récit du supplice, l’homme aux rats a donc (par association au mot Rate = la dette), une obsession de ne pas rendre l’argent qu’une personne lui a avancé pour payer une paire de lunette. Et aussitôt il a une autre idée qui est une défense contre la première, celle de rendre à tout prix l’argent. Ce quasi délire de Ernst va permettre de monter toute une cérémonie pour rendre l’argent non pas à la jeune fille de la poste qui l’a effectivement avancé mais au lieutenant à qui il croit devoir le faire, afin de tenir parole face au commandement supposé du capitaine à travers son récit cruel. La description du supplice le met dans un état très agité et aussitôt se forme dans son esprit une sanction. Ne pas rembourser l’argent au lieutenant (même s’il s’avère que ce n’est pas lui qui a avancé l’argent) aura pour conséquence la réalisation de sa crainte : le supplice des rats se réalisera sur son père et sur sa dame. Ernst Lanzer, devant l’horreur de son propre désir qui lui est inconnu dit à Freud : « A ce moment me traverse l'idée que cela arrive à une personne qui m'est chère. » (L’Homme au rat - P43 ). Ce commandement aux allures de serment solennel : « Tu dois absolument rendre au lieutenant » et les obstacles qui l'empêchent de régler sa dette font de sa démarche une véritable obsession. Mais d’où lui vient cette peur des rats et quel est le rapport entre sa crainte et la dette dont il doit s’acquitter? Toute cette histoire ne fait que résonner avec des événements qui ont eu lieu avant sa naissance. C’est ce qui est extraordinaire dans ce cas, car il n’est pas tant question des relations d’Ernst Lanzer avec ses parents, mais de quelque chose qui touche au passé de son père. Celui-ci a fait au moins deux erreurs. La première est de choisir (par vénalité) d’épouser une femme riche, d’assurer ainsi sa subsistance et sa fortune personnelle et de délaisser une femme pauvre qu’il aime. La deuxième est en rapport avec la fameuse dette. En effet, il dépense au jeu de l’argent prêté par un ami et ne le remboursera jamais. L’obsession de l’homme au rat, n’est ainsi qu’une façon de reproduire, dans l’actualité, cette histoire du passé.

 

Pour Freud, la sexualité est la cause de la névrose obsessionnelle. Il se demande, à travers les histoires de ses patients, comment il peut y avoir autant d’actes pervers dans les familles. Le petit Ernst est séduit à plusieurs reprises par ses jeunes gouvernantes. Pour Jean Cournut, Ferenczi prolonge ce que Freud décrivait déjà en 1896 à propos de la séduction de l’enfant par l’adulte : « Excité mais démuni, ne possédant ni les moyens de la décharge ni ceux de l’élaboration, l’enfant est en détresse, débordé par ce qui l’assaille de l’extérieur mais surtout de l’intérieur. Il ajoute à ce tableau, l’identification à l’agresseur et l’introjection par l’enfant du sentiment de culpabilité de l’adulte qui accroissent encore la confusion des sentiments, trop intenses chez cet enfant débordé par l’excès et la contradiction. » (L’ordinaire de la passion - P55). L’événement traumatique est à situer tôt dans l’enfance, avant la maturité sexuelle. Le refoulement permet de se débarrasser de ces pensées désagréables qui deviennent plutôt vagues mais demeurent très actives dans l’inconscient. Le patient de défend contre des pulsions qui s’opposent à son sentiment moral, à travers ses symptômes (pensées obsédantes qui se substituent à l’idée sexuelle refoulée). Freud émet très tôt l'hypothèse que l'homme aux rats a développé dans sa petite enfance une haine par rapport à son père qui a troublé ses désirs sexuels, sans doute sa masturbation (angoisse de castration se rajoutant à la culpabilité du « désir de la chose »). Ce qui explique le désir « jouissif » de faire du mal à son père mais aussi à « sa dame » : il ne peut pas la choisir car, comme son père, il doit épouser une femme riche (pour éviter la castration dont il a si peur... Mais il la désire, d’où sa frustration et sa colère contre elle). L’histoire de l’homme aux rats dévoile finalement une contradiction entre deux dettes : La dette sociale et la dette sexuelle. la dette sociale fait que nous devons un certain nombre de choses aux autres et nous inscrit dans un rapport à la loi (surmoi-argent) et la dette sexuelle nous situe par rapport à notre désir (ça-séduction). Ces deux dettes sont-elles de la même nature? Voilà la question que posera Lacan, et qui est la question cruciale de l’obsessionnel. Comment faire pour que la dette sexuelle, la dette de désir, puisse se solder dans la monnaie de la dette sociale pour Ernst? Au fond c'est impossible. Les deux dettes exigent réparation et seul le transfert en donne la solution. Un très bon transfert s’est tout de suite installé entre Freud et Ernst Lanzer qui a lu Psychopathologie de la vie quotidienne (1904) et pense que Freud peut le comprendre. Il aborde son analyse en étant convaincu que sa souffrance peut s’expliquer. Il a confiance en Freud qui non seulement le croit mais a le savoir pour le soigner. Ernst appelle Freud « le capitaine ». Il craint d’ailleurs que Freud soit cruel. Mieux encore, il espère obtenir de lui une jeune fille, qu’il suppose être sa fille, et qu’il peut épouser (car elle est riche). Il va même finir par insulter Freud après avoir évoqué ses relations avec son père, enfant. L’attitude agressive d’Ernst Lanzer est dirigé contre son père mais le jeune homme s’en défend sans cesse, affirmant qu'il n'a pas de meilleur ami au monde. Freud tente d’exposer à l’homme aux rats que son amour intense pour son père cache une haine profonde et que cette haine a un sens, qu’il résiste tout simplement pour ne pas la voir : « C'est un fait bien connu que les malades trouvent une certaine satisfaction dans leur souffrance, de sorte qu'en vérité, ils résistent tous partiellement à leur guérison ». Ernst Lanzer ne doit pas perdre de vue « qu'un traitement progresse tout en faisant l'objet d'une résistance constante » (L’homme au rat - P 65). Jean Cournut parle de réminiscence qui n’est « calmée, dépassée, résolue, reconnue que par l’interprétation que le patient se donne lui-même, ce que Freud corrobore en précisant que ce dont le patient vient de prendre conscience, ce qui est jusqu’alors refoulé, c’est l’existence de sa haine inconsciente pour son père. (...) Un épisode de son enfance (dispute et injures), que pourtant le patient a oublié, se trouve prendre sens, après coup, et dans le transfert. (...) Grace au transfert, l’analyse apporte cet en-plus qui signifie le passé par ce qui se joue dans l’analyse et le transforme. » (L’ordinaire de la passion - P126,127). L’après coup effectué dans la pratique sera effectivement libérateur et permettra l’accès à la solution de l’obsession aux rats. Ernst Lanzer réalise dans l’actualité du transfert ce qu’il dénie ou refuse dans le souvenir (ce qui est crucial dans l’histoire de la psychanalyse). Dans le cas de Dora, le transfert est un obstacle, il fait échouer la cure. Ce qui entraine la guérison de la patiente ce sont les souvenirs et les rêves. Dans le cas de l’homme aux rats c’est uniquement le transfert. La cure sera un succès. Malheureusement Ernst Lanzer décèdera à 36 ans dès le début de la première guerre mondiale, ce qui donne peu de recul à l’analyse et à sa réussite.

Pour Freud, Hystérie et névrose obsessionnelle ont une structure identique, la même défense contre des idées sexuelles voluptueuses refoulées suivi du retour du refoulé (potentialisation de la frustration avec tel un ressort, libération « brutale, incontrôlée et excessive » de l’énergie accumulée). La charge affective se déverse sur le corps chez l’hystérique, elle se fixe dans le domaine de la pensée chez l’obsédé, ce qui semble en apparence plus simple au thérapeute.

 

Dans la névrose obsessionnelle, la guérison tient avant tout de l’interprétation du symptôme. Il faut éviter de s’épuiser à expliquer toute idée saugrenue devenue soudain si « importante et si obsédante » rappelle Freud.
A travers la retranscription de ses cures, Freud cherche à faire exister la psychanalyse comme une science et non comme une méthode thérapeutique (restrictif). Il pense que
le traitement des « symptômes », n’est qu’un des aspects de la psychanalyse qui a une fonction dans la culture en général bien plus vaste. Pour Freud la psychanalyse est anthropologique. Elle permet de voir différemment l’homme et la société. A la suite de l’homme aux rats, il écrit Totem et tabou (1913) pour éclairer par la phylogenèse (l’histoire de l’humanité) ce que sa clinique, notamment celle de l’obsessionnel, lui apporte (ontogenèse) : « Il passe ainsi de la névrose individuelle aux formations collectives, de la psychanalyse à l’anthropologie sociale. L’identité des tabous des primitifs avec les interdits de la névrose obsessionnelle est fortement développé, Freud va jusqu’à nommer la névrose obsessionnelle la « maladie du tabou ». (L’homme aux rats - P22). Il montre que le patient obsessionnel hésite toujours entre son désir d’une part et l’interdit (ce qui est mal et inconsciemment dicté par le désir parental) d’autre part. Pourtant, ne désire t’on pas souvent ce qui est interdit? Jean Cournut, précise que Lacan suit Freud à propos du désir de l’obsédé : « Le principe de plaisir nous est effectivement donné pour avoir un mode de fonctionnement qui est justement d’éviter l’excès, le trop de plaisir. » (L’ordinaire de la passion - P56).

 

L’ homme aux loups

 

En 1909, Freud, accompagné de Jung et Ferenczi, proclame ses célèbres conférences à Worcester aux Etats-Unis et permet à la psychanalyse de se diffuser mondialement, séduisant même les plus réfractaires. Cependant, Adler, Stekel puis Jung quittent successivement la société psychanalytique de Vienne remettant en cause la théorie Freudienne de la sexualité.


Il est intéressant de noter à quel point le sexuel confondu à tord avec la génitalité soulève aujourd’hui toujours autant de résistance et d’opposition. C’est donc dans ce contexte très polémique que Freud écrit
L’homme aux loups. Le débat sous tendant la publication de cette histoire de névrose infantile s’inscrit dans l’importance à accorder à la sexualité en réponse à Jung.

Aussi, pour la première fois Freud démontre « qu’il y a dans l’adulte la présence d’un enfant blessé qui tente sans cesse de se faire entendre ». (L’homme aux loups - P19).

 

Freud commence l’analyse de Sergeï Pankejeff en février 1910 (il a 23 ans) et la termine en juillet 1914 (il reprendra, sous la proposition de Freud et gratuitement, une analyse entre novembre 1919 et février 1920). Sergeï est surnommé l’homme aux loups en 1926 lors de sa deuxième analyse conduite par Ruth Brunswick.

Figure mythique de la psychanalyse, le cas de l’homme aux loups est doublement exceptionnel : déjà par la durée de la cure puis par l’étendue sur laquelle se déploie toute la vie de Sergeï qui traverse le XXème siècle. Entre Noël 1886 et mai 1979 (il meurt à 92 ans), l’homme aux loups évolue à travers les grands événements qui ont marqué l’histoire Européenne. Il écrira ses mémoires et fera de nombreux interviews. La cure de Sergeï Pankejeff est un cas qui reste énigmatique et emblématique. Contrairement à l’analyse de L’Homme aux rats où c’est le travail et la logique de la cure qui sont exposés, ici c’est la reconstruction à postériori d’une névrose infantile qui est l’objet du travail de Freud. Sergeï fait parti de la riche bourgeoisie Russe que la révolution d’Octobre décimera en 1917. Freud publie L’Homme aux loup en 1918 et dédicace un exemplaire à Sergeï. Il organise une collecte auprès des analystes Viennois pour « aider ce patient qui a apporté une si belle contribution à l’analyse » et se retrouve ruiné (il le fera pendant 6 ans). A ce titre, Sergeï se retrouvera « entretenu » quasiment toute sa vie par le monde psychanalytique (la horde des loups), faisant ainsi de son statut d’analysant « un métier ». Il est toujours et il finit « accompagné ». L’homme aux loups, c’est l’analyse sans fin, c’est le patient qui révèle à quel point la docilité est de l’ordre de la haine inconsciente. (Roland Gori - France Culture - 2006). C’est Freud qui arrête son analyse car même si Sergeï comprend tout, il stagne et fait du sur place. Pour Freud, la guerre vient à point nommé en ce qui concerne la fin de son analyse avec Sergeï. Sa soeur décédée, il est exempté, ce qui rassure Freud (car il a guéri un patient susceptible de tuer son propre fils qui se bat dans l’autre camp).

 

C’est sous la pression de Freud de mettre un terme à la cure que le matériel onirique apparait. Le souvenir du rêve arrive comme une réaction à l’interprétation freudienne sur la position subjective de sergeï dans la scène de séduction qu’il subit à l’âge de trois ans 1/4 avec sa soeur de cinq ans. Pour Freud cela suffit. Comme sous hypnose, la résistance cède et les symptômes disparaissent. Sergeï se souvient d’avoir fait ce rêve à l’âge de 4 ans : « J’ai rêvé que c’est la nuit et que je me trouve dans mon lit. Soudain la fenêtre s’ouvre et je vois avec un grand effroi quelques loups blancs assis sur le grand noyer devant la fenêtre. Il y en avait six ou sept. Les loups étaient tous blancs et ressemblaient plutôt à des renards ou à des chiens bergers, car ils avaient de grandes queues comme des renards, et leur oreilles étaient dressées comme celle des chiens lorsqu’ils font attention à quelque chose. Pris d’une grande peur, manifestement d’être dévoré par les loups, je criai et m’éveillai. » (L’homme aux loups - P80).

Pour Freud, ce rêve montre que « l’angoisse face au père est le motif le plus puissant de la pathologie de Sergeï » (L’homme aux loups - P 85). L’attitude ambivalente à l’égards de tout substitut de père domine sa vie comme son comportement au cours du traitement. Gille Deleuze fera de l’humour à propos du conte du loup et des sept chevreaux mentionné par Sergei où on retrouve le chiffre sept, mais aussi le six, car le loup ne dévore que six chevreaux, le septième se dissimulant dans le boitier de l’horloge. Il ne reste donc qu’un chevreau : un loup à la patte « blanche » (le loup se fait blanchir la patte dans le conte chez le boulanger pour ne pas être reconnu). « Et le loup c’est papa ! ». Freud va reconstituer la névrose infantile à partir du rêve de sergeï, se servir de détails, d’associations, et des différentes versions qu’il amène dont des souvenirs écrans. « Tel un archéologue, Freud veut aider l’objet à prendre forme à partir de tous ses débris. Mais cette construction un peu trop belle apportée par le rêve risque de faire obstacle à la cure. Un des points fondamentaux de ce récit est qu’on a beaucoup plus l’histoire du cas de l’enfance reconstruite a partir de la logique du traitement que l’histoire du traitement lui- même. » (Roland Gori). Sergeï raconte que sa petite enfance se décompose en deux phases : « la première, celle du mauvais comportement et de la perversité depuis la séduction par sa soeur à trois ans 1/4 jusqu’au quatrième anniversaire, et une phase plus longue, qui succède à la première et où dominent les signes de névrose.
Mais l’incident qui autorise cette séparation n’était pas un traumatisme extérieur : c’était un rêve d’où il s’éveilla avec l’angoisse » (L’homme aux loups - P77).

 

La séduction traumatique est encore une fois mise en cause dans l’étiologie des névroses. L’important n’étant ici, pas l’âge du « séducteur » (sa soeur n’a que cinq ans au moment des faits) mais la position de passivité vécu par l’enfant car s’il a bien renoncé à l’objet séducteur, il n’a pas « renoncé à la chose ». Le changement de son comportement suite à la séduction de sa soeur vient aussi du fait que sa nourrice le voyant se « tripoter » lui a formellement interdit de recommencer sous menace de castration. Il refoule donc son désir et se venge par son comportement sur sa nourrisse (sa nania) et sur les petits animaux qu’il torture (à sa place?). Sergeï fera alors remarquer à Freud la provocation que peuvent avoir les enfants envers les adultes afin de se faire punir, parce qu’ils le méritent, car ils ont du désir alors qu’il ne devraient pas (masochisme). Le rêve va transformer la peur et la culpabilité de Sergeï en angoisse de castration car il met en scène le père « tout puissant ». Sergeï dit alors se souvenir d’avoir été témoin d’une scène de coït entre son père et sa mère quand il avait un an et demi et dormait dans la chambre de ses parents. Il raconte très précisément. Il est cinq heure de l’après midi (désignée ultérieurement comme moment privilégié de sa dépression future). Son père est en position de levrette où il peut apercevoir les organes sexuels de ses parents, la puissance et la domination de son père ainsi que le plaisir de sa mère. L’acte sexuel sera répété à trois reprises. Il a de la fièvre (malaria) et laisse échapper des selles. Cette scène primitive est pour lui à l’origine de sa névrose infantile « activée » après coup par la tentative de séduction de sa soeur : il a peur que son désir « pour la chose » soit puni (c’est la préférée du père) et que son châtiment soit terrible (il exagère son angoisse de castration par la remémoration de cet acte sexuel entre ses parents).

 

La scène primitive, reconstruite par sergeï à partir de l’interprétation du rêve, n’a d’effet et de valeur qu’en tant que fragment transférentiel négocié entre Freud et Sergeï. Est-elle réelle ou fantasmée? Il est fort possible que la scène ne soit qu’une reconstruction « après coup » dérivé de l’observation d’un coït animal et transposé par analogie aux parents. Pour Freud ça n’a pas d’importance car ce qui compte et qui peut être traumatique c’est l’inscription de la représentation du coït parental dans l’inconscient. Mais Freud doit se défendre d’accusations graves de la part de Jung notamment d’infliger à son patient ses propres fantasmes ou que les fantasmes traumatiques prétendument infantiles ne sont en fait que rajoutés en fraude à l’âge adulte. La confusion perdure encore en 1926 quand Otto Rank suggère que le rêve de Sergeï est en vérité un rêve de Freud qui aurait mis en scène les membres du comité de psychanalyse (en photo dans son cabinet).

Pour Jean Cournut, le moteur du travail de Freud est le transfert : « Des mots dits après-coup révèlent et réveillent des représentations, des affects et une conviction, même s’ils sont des mots d’adulte ». Chaque temps du travail analytique de Freud se présente comme un coup, pourvu d’un avant et d’un après : la névrose adulte à été précédée par la névrose infantile mais l’articulation des deux ne se révèle que par l’analyse : « La névrose infantile a été inaugurée par le rêve de 4 ans mais ne se comprend que par sa réédition en névrose adulte ». Le rêve analysé permet de découvrir la scène primitive mais « il fallait que cette image... fut apte à créer la conviction de l’existence de la castration ». Chaque étape de la remontée dans le passé est signifiée par ce qui la suit, la remanie et l’intrique à une histoire significative et cohérente entrainée par la dynamique du transfert. « Dernier ou premier après-coup coiffant l’ensemble », le transfert permet une effectivité prouvée et incarnée par la levée du refoulement : « Avant l’après-coup, c’est le chaos, après l’après-coup, c’est la métamorphose. » (L’ordinaire de la passion - P128)Jean Cournut se pose cependant la question d’une conviction un peu trop induite par le transfert. D’autant plus que la résistance de l’homme aux loups cède sous la pression de l’arrêt de la cure : « La conviction est elle le fruit mur et évident d’une interprétation ou est- elle induite par une construction? » (L’ordinaire de la passion - P129)C’est après avoir contracté une blennorragie que Sergeï vient consulter Freud en 1910. Il raconte que trois ans plus tôt, sa soeur ainée (séductrice et préférée de son père) se suicide au mercure dans son laboratoire. Il hésite à faire les mêmes études qu’elle en sciences naturelles mais finit par s’orienter vers le métier d’avocat, comme son père. C’est là qu’il tombe en dépression. Il est alors interné dans un sanatorium « pour riches excentriques » où il rencontre Thérèse, une jeune infirmière. Il tombe amoureux mais la quitte au bout des 4 mois de repos qui lui sont imposés, sous les conseils de sa mère, espérant pour lui un meilleur parti. Sergeï commence donc son analyse suite à une maladie sexuellement transmissible. Cette somatisation névrotique fait suite à l’interdit posé par la mère d’épouser une femme de condition inférieure (on retrouve « l’interdit parental » comme dans L’homme aux rats). Son père est aussi tombé amoureux d’une jeune fille pauvre mais n’a pas donné suite afin d’épouser sa mère, riche propriétaire. Sergeï fait une dépression, non pas au décès de sa soeur en 1906, mais suite à sa décision de faire des études de Droit pour devenir avocat, comme son père. L’identification au père lui est impossible. Il préfère développer des symptômes que « d’être comme lui » ou de « s’opposer à lui ». Au lieu d’exister par lui même, c’est sa névrose qui le « constitue ». Sergeï n’acceptera jamais la mort « du père » (du thérapeute). Il restera toute sa vie « son enfant », obéissant, craintif et dépendant.

 

En épousant Thérèse pendant son analyse avec Freud, il « coupe » pour un temps, symboliquement, avec son père, grâce au transfert avec Freud (il obtient de lui le « droit » de retourner la courtiser dès 1911 rompant ainsi l’interdit d’épouser une femme riche). La lettre de Freud qui lui demande de confirmer par écrit la véracité de son rêve en 1926 va le perturber énormément. Le transfert positif alors exercé par Freud lors de ses quatre ans et demi d’analyse s’en retrouve fragilisé et le fait régresser dans sa « terreur infantile du père ». Il développera alors une obsession à partir d’une «verrue noire » observée sur le nez de sa mère. Le suicide de Thérèse en 1938 le renverra à celui de sa soeur : à sa séduction incestueuse et au complexe de castration, l’amènera de nouveau à régresser à travers ses symptômes au lieu d’affronter la réalité. L’inconsistance de son « Moi » face à un trop grand refoulement et à un surmoi extrêmement fort fera de l’homme aux loup un magnifique « cadeau » pour la psychanalyse qui de son côté a pu l’utiliser toute sa vie mais sans réussir à le soigner.

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