Analyse du "Moi-Peau" de Didier
ANZIEU
Caujolle Marie-Sophie - EPC novembre
2015
Après le Lycée Henri IV à Paris, Didier Anzieu (1923-1999) fait son entrée à l’École Normale Supérieure où il réussit le concours
de l’Agrégation de Philosophie à 25 ans. Il présente sa thèse en vue du doctorat d’État 2 ans plus tard et sera admis comme élève à la Société psychanalytique de Paris en
1953.
Grand formateur de psychologues cliniciens à l’université de Strasbourg et de Nanterre, il considère
que l’outil essentiel de l’analyse est l’interprétation, double travail pour l’analyste et pour l’analysant, même si c’est l’analyste qui en prend l’initiative. Le
désaccord avec la technique Lacanienne de l’interprétation porte sur deux points : le principe selon lequel l’inconscient serait structuré comme un langage et celui ou l’interprétation
consiste à renvoyer son message à l’émetteur sous forme inversée. Il faut souligner son attirance pour des auteurs tels que M. Klein, W. Bion ou D. Winnicott qui l’ont profondément influencé et
inspiré dans ses recherches.
Il publie son premier livre en 1961 Les Méthodes projectives, suivra La Dynamique
des groupes restreints en 1968. Il oeuvre pour le psychodrame depuis sa thèse et souhaite montrer que les actes sont aussi des signes, des indices, pris comme messages
par l’entourage, et que la parole à un pouvoir signifiant dans les expériences corporelles. A partir de là se dégage un intérêt passionné sur les liens psychosomatiques et la
publication de nombreux ouvrages de recherche et de méthodologie. A 60 ans, il se retire de l’université et se consacre à l’écriture. Il obtient une renommée internationale notamment avec
son concept du Moi-peau qu’il publie en 1985 et apporte une clé essentielle à la psychanalyse moderne.
La conception du Moi-peau, fruit de longues années de recherche, offre un récit méthodologique que je vais
résumer puis analyser brièvement en insistant sur les points qui me semblent les plus importants : partir de la découverte du concept pour aboutir aux fonctions essentielles du
Moi-peau.
De la découverte au concept du Moi-peau
Freud, l’inventeur de la psychanalyse a mis l’accent sur la sexualité, la « grande refoulée » de
son temps. Le corps, lui, est l’oublié du XXème siècle. Shilder invente la notion d’image du corps en 1950 et la psychanalyse occidentale s’oriente progressivement vers des méthodes privilégiant
le contact corporel, dans les thérapies de groupes notamment. Des psychiatres s’intéressant à la pédiatrie et au lien mère-enfant s’interrogent sur l’insuffisance de la métapsychologie Freudienne
comme Bowlby à partir de 1940, Winnicott en 1945.
La genèse des altérations psychiques est pour Anzieu analysée à partir de 4 séries de
recherches.
La première est éthologique. Le désarroi du petit animal est analogue à l’angoisse de séparation
de la mère chez l’enfant. Selon Bowlby elle ne se rattache plus uniquement au stade Oral décrit par Freud. Il se réfère aux travaux d’Hermann développant la pulsion d’agrippement (au sein, au
corps, aux vêtements…) et propose sa théorie d’une pulsion d’attachement. Des patients ayant subi dans leur petite enfance des alternances de cramponnements excessifs et de
décramponnements brusques et imprévisibles ont introduit la notion d’état limite, de personnes pas sûres de ce qu’elles ressentent, plus préoccupées par les désirs supposés des
autres, restant « collées » à eux mais redoutant d’être découvertes « vides » à leur contact (refusant la pénétration par l’autre, annihilant la rencontre de l’autre et donc
la possibilité moïque). Bowlby parle de pulsion primaire non sexuelle, d’un réconfort apporté par le contact du corps, de la chaleur du vivant qui prime sur l’allaitement
proprement dit. L’attachement peut tenir lieu ici de narcissisme primaire, développé de façon nécessaire et suffisant et permettant par la suite d’engager le processus de séparation,
indispensable au développement de l’enfant pour qu’il devienne adulte. L’espace transitionnel que la mère établie pour l’enfant entre elle et le monde, décrit par
Winnicott, va dans le même sens que la pulsion d’attachement. Tout comme la gravité du trouble mental qu’il associe à la précocité de la carence maternelle, les besoins psychiques et les besoins
du corps ne sont satisfaits que par une « mère suffisamment bonne ».
Pour Anzieu, la recherche du contact corporel entre la mère et l’enfant est donc un facteur essentiel du
développement affectif, cognitif et social, tout en étant indépendant du don de nourriture. Le plaisir du contact du corps devient pour lui la base de l’attachement-détachement nécessaire à la
maturité psychique du sujet.
La deuxième série de recherche d’Anzieu porte sur les données groupales. L’
observation de Turquet en 1974 de l’attitude du sujet en groupe, montre l’angoisse face à la menace de la perte d’identité moïque. La recherche du lien tend en premier lieu les participants à
s’agglutiner pour ensuite former un cercle protecteur tel un oeuf dans une sécurité narcissique collective. Comme si le sujet attiré par l’autre dans une dialectique individuelle et voyant
l’impasse du « trop » défier son Moi, s’identifiait au 1 du groupe afin de protéger son Je dans le Nous. Il montre ainsi comment la pulsion d’attachement par la recherche d’un contact
corporel et social assure une double protection : contre les dangers extérieurs et contre l’état psychique interne de détresse. Le développement de techniques de contacts corporels dans les
groupes augmente considérablement les échanges et comble le besoin de reconnaissance. Turquet parle de douceur, de moelleux, de qualité tactile étendue ensuite aux autres organes des
sens.
Les tests projectifs Américains des taches d’encre de Rorschach donnent à Anzieu une troisième
série de données pour étayer son Moi-peau, celles des enveloppes et des pénétrations. L’enveloppe, mise en rapport avec l’image du corps, est protectrice alors que la
pénétration insinue la possibilité de parvenir à traverser la barrière sécurisante. Les représentations imaginaires des « limites » corporelles plus ou moins biens définies sont
acquises au cours du processus de séparation de l’enfant avec sa mère. Les traitements mobilisant le corps peuvent alors aider à libérer l’image fantasmée du patient.
La dernière recherche d’Anzieu est l’impact psychosomatique avec la donnée dermatologique. Les
affections de la peau sont le reflet des insuffisances de structuration du Moi. Entre l’angoisse d’abandon (manque) et l’angoisse de persécution (excès), le symptôme cutané ravive les
frustrations anciennes. La profondeur de l’altération de la peau serait proportionnelle à celle de l’altération psychique.
Ces 4 séries de données ont amené Anzieu à l’hypothèse du Moi-peau publiée en 1974 dans
la « Nouvelle Revue de Psychanalyse », à l’origine de son livre édité en 1985. A partir du sein-bouche caractérisant le stade oral pour Freud, Anzieu amène
la notion de sein-peau caractéristique de la pulsion d’attachement, surface d’échange, de projection sensorielle et de relation sécurisante et primordiale. Le massage
devient message, communication préverbiale permettant l’apprentissage. Il est le support de base, la solidité vers toute possibilité de l’Autre et donne l’appuis suffisant et
indispensable à la construction du Moi. Pour Anzieu, la pulsion primaire d’attachement, dans la qualité de relation à la mère, introduit respectivement selon le ressenti de plaisir ou de
souffrance, un narcissisme ou un masochisme secondaire fortement liés à cette rencontre primordiale de l’autre. L’autre, la mère, ressentie comme « même » et dont l’enveloppe est
protectrice ou pénétrée laisse l’empreinte d’un Moi sécurisé ou altéré. Un Moi fragilisé dès sa possibilité ne peut que difficilement se développer, se détacher du ressenti de fusion, de
peau-liée. Or l’élan intégratif du Moi fonde le développement même de la pensée, il est matière indispensable au futur Je du cogito cartésien.
Tout comme Freud, Anzieu s’appuie sur la Mythologie pour étayer son Moi-peau. Le mythe
révèle les lois psychiques et le récit de Marsyas dévoile à Anzieu l’implication ontologique de la peau dans le développement du Moi.
Anzieu se réfère dans sa théorie du Moi-peau, aux recherches du pédiatre Berry Brazelton en 1981 et à son
hypothèse de double feed-back dans la relation mère-enfant. Le jeu de sollicitation de la mère vers l’enfant et de l’enfant vers la mère crée une double dialectique enveloppante
dans le ressenti sensoriel. La reconnaissance bienveillante du regard, de la voix, de l’odeur de la mère entrainent un sentiment de confiance faisant lieu de « recharge
libidinale » stimulatrice du développement de l’enfant, de sa pulsion de vie.
Platon dans le banquet évoque dans ses êtres doubles à l’origine puis séparés dans la
malédiction (paradis originel) cherchant déspéremment leur « moitié » perdue, ce qu’Anzieu appelle le fantasme de gémellarité. La théorie psychanalytique sur l’illusion
d’une « peau » commune donc d’un « Moi » commun entre le nourrisson et la mère est retrouvée dans l’idée de «l’âme soeur» amoureux. Elle s’explique par le lien primordial
d’attachement fantasmé par l’enfant. Elle correspond au sens du concept d’Anzieu, la réalité n’étant pas dans la fusion mais dans la séparation rendue possible par l’énergie libidinale apportée à
l’enfant par la mère grâce à la pulsion d’attachement. Et comme le souligne Piera Castoriadis-Aulagnier en 1975, la dépendance à la mère « porte parole » des besoins de
l’enfant peut s’avérer extrêmement néfaste sans feed-back, s’il existe indifférence, rejet ou violence et altérer fortement le développement moïque de l’enfant.
Anzieu s’oppose à la minimisation du rôle de la peau dans le développement du psychisme par rapport aux
autres sens. Il appui son hypothèse avec l’embryogenèse (le développement de l’ectoderme, feuillet neurologique commun de la peau et du cerveau ) et avec la
réflexibilité tactile que « le toucher est le seul des cinq sens externes à posséder » comme Freud le signale en 1923 (sensations complémentaires d’être un
morceau de peau qui touche et qui est touché).
La notion de feed-back réciproque constitue une interface d’échanges entre la mère et
l’enfant selon une symétrie qui ébauche leur séparation à venir. Le Moi tout comme la peau se constitue de deux feuillets où s’empreinte la figure maternelle et qui sʼajustent autour d’elle :
lʼun externe protecteur et limitant, l'autre interne d’extériorisation et de prise de risque. Une enveloppe externe trop rigide étouffera le Moi naissant de lʼenfant ; trop souple, le Moi
manquera de consistance car il ne sera pas suffisamment cadré.
Le fantasme de fusion narcissique primaire intra-utérin est remplacé naturellement après l’accouchement par
le fantasme de peau commune. Cette étape est rassurante et entre dans le processus d’individuation mis en place dés la naissance (acte très symbolique de première séparation). Tout au long du
développement de l’enfant, le processus de potentialisation libidinale amenée par le fantasme stimule la pulsion de vie et donc l’autonomie, accompagne et permet la construction
moïque. La fixation du fantasme stoppe cette dynamique dans une enveloppe autistique où il n’y a plus d’appuis pour la pulsion de vie. Le fantasme évolue dans le juste feed-back réduisant
petit à petit l’infini imaginaire infantile vers le réel, dans la symbolique. Cela amène l’enfant vers des fonctionnements de plus en plus séparés de sa mère, vers la connaissance
(pensée) de sa propre peau et de son propre Moi.
Dans son article de 1974 d’élaboration du Moi-peau, Anzieu distinguait déjà 3 fonctions primordiales : une
fonction d’enveloppe (le sac), une fonction de barrière protectrice (l’écran), une fonction d’échanges (le tamis).
La description des huit fonctions du Moi-peau en 1985 permet de rendre le concept plus
précis :
1- Fonction de
maintenance du psychisme :
Elle renvoie au holding (soutenir) de Winnicott. La notion
dʼappui est très centrale pour cette fonction : Anzieu parle dʼune « identification primaire à un objet-support contre lequel lʼenfant se serre et
qui le tient ». PA
2- Fonction
contenante :
Elle repose sur « la sensation image de la peau comme sac
» éveillée par les soins du corps (handling). Le Moi-peau est ici une écorce, ce contre quoi la pulsion rencontre des limites et en permet lʼexistence
psychique. PV PM
3- Fonction de
pare-excitation :
La couche externe de la peau protège des agressions extérieures : cʼest
dʼabord la mère qui jouera ce rôle (décrit par Freud en 1895). Anzieu ajoute que l’enfant trouve par la suite sur sa propre peau un étayage suffisant pour protéger son psychisme des excès
dʼexcitation (Défense contre l’effraction pulsionnelle endogène tout en laissant une place à l’appétit d’excitation). PM
4- Fonction
dʼindividuation du Soi :
Elle renvoie au « sentiment dʼêtre un être unique » (par son grain, sa
couleur, son odeur..), au sentiment dʼexistence des frontières du Soi. PA
5- Fonction dʼintersensorialité :
Le Moi-peau joue le rôle dʼune « surface psychique » qui relie entre
elles toutes les interconnexions sensorielles. On peut la comprendre comme une fonction dʼintégration sensorielle. PV PM
6- Fonction de
soutien de lʼexcitation sexuelle :
Le Moi-peau « capte sur toute sa surface lʼinvestissement libidinal » préparé
par la mère, où les zones érogènes peuvent être localisées, la différence des sexes reconnue et leur complémentarité désirée. Les conditions dʼinvestissement libidinal du Moi-peau chez l’enfant
seront déterminantes pour sa sexualité future (narcissique, homosexuelle ou perverse). PV
7- Fonction de recharge libidinale. PA
8- Fonction
dʼinscription des traces :
Le Moi-peau se développe par un double appui biologique et social. Il est
le « parchemin originaire (...) dʼune écriture préverbiale faite de traces cutanées » transmises et acquises, comme si le Moi-peau était recouvert de
cire. PA
Didier Anzieu nous spécifie que ces huit fonctions du Moi-peau sont au service de la pulsion
d’attachement, puis de la fonction libidinale et il en définit une neuvième qui serait sa fonction négative au service de Thanatos (et non plus à Eros), assimilée à la pulsion de
mort.
9- Fonction de rejet et de toxicité : comparable à la fonction auto-immune qui
rejette l’organe étranger, non seulement le non-soi mais aussi le soi, sorte de retournement de la pulsion (autodestruction).
Pour Anzieu, « tous les processus de pensée ont une origine corporelle ». L’insuffisance de
l’investissement narcissique par évitement de contact physique prédispose l’enfant aux troubles respiratoires (centre de l’altérité). Le rôle du psychanalyste est d’amener par la
parole des équivalents symboliques au toucher pour permettre au patient de retrouver une communication confiante avec les autres. Au préalable, le patient est enfermé
dans la compulsion de répétition. Le choix inconscient de se reconfronter systématiquement à sa blessure narcissique doit l’amener à la réflexion, à la
consultation thérapeutique, afin de pouvoir la dépasser. Le changement conscient de son positionnement par rapport à l’autre peut alors le conduire à des relations non plus
« toxiques » mais réparatrices et « choisies » désormais dans ce sens.
Repenser le Moi-peau
Didier Anzieu avec son Moi-peau apporte depuis Freud une conception nouvelle dans la relation mère-enfant,
je dirais même une « dimension » supplémentaire dans la mise en place du lien. Il amène l’idée fondamentale de l’inscription. Il décrit, sans la nommer, la merveilleuse
puissance énergétique qu’est l’empathie. La considération bienveillante, le don d’amour, l’échange réciproque (impliquant l’accueil des manifestations de l’enfant par la mère) vont
« nourrir » l’enfant, vu, senti et caressé en tant qu’être vivant en devenir, et non en tant qu’objet fusionné. Cette « mère suffisamment bonne » pour reprendre la formule de
Winnicott, transmet ainsi à l’enfant la force primordiale à son équilibre pulsionnel, qu’Anzieu appelle pulsion d’attachement, à l’origine de toute construction moïque. L’apport essentiel
du Moi-peau révèle la nécessité pour l’homme d’être un être incarné: la pensée passe par le corps, le psychisme nait du corps. L’image de l’empreinte dans la cire de la transmission
maternelle inscrite dans le corps offre une mémoire psychique accessible et identifiable. En tant qu’ostéopathe, le travail sur le corps montre à travers la richesse de l’expérience
les possibilités infinies de la dialectique corporelle. C’est pourquoi je pense aujourd’hui que la thérapie doit aussi passer par le corps non seulement dans la libération de ses « fixations
fantasmatiques » mais aussi dans la réparation narcissique. Cependant la libération émotionnelle sans le Verbe, sans la Symbolique, peut être insuffisante car le refoulement en tant que
mécanisme de défense agit avant tout comme « protection » psychique. La Symbolique amène le Sens et libère l’imaginaire enkysté. Ce qui va dans le sens d’Anzieu.
La publication de l’article de Jacques Corraze « Le Moi–peau ou le merveilleux psychanalytique » en 1998 est une critique du Moi–peau. Selon
l’auteur, le concept inventé par Anzieu est un fantasme voire même “une vaste métaphore”. Un concept fondé sur une métaphore implique nécessairement la comparaison de deux objets différents (le
Moi et la peau). Pour Corraze, les analyses d’Anzieu sont orientées, dépassées et totalement fausses.
Pour lui, le Moi–peau n’ est qu’un jeu de mots et « l’ intérêt essentiel de l’
ouvrage est de révéler l’ expérience mystique fondamentale de la psychanalyse ». Corraze démonte méthodologiquement et avec de nombreuses références à l’appuis tout le concept d’Anzieu. Sa
démonstration scientifique et pointilleuse a suscité mon intérêt et mon questionnement. Quand Anzieu écrit : “Pour le psychanalyste que je suis, la peau a une importance
capitale” (M.P ., p. 95), pour Corraze, ce n’est pas “la peau” qu’il s’attendait à lire ici mais “le fantasme de la peau” et l’ambiguïté s’élargie encore pour lui quand
Anzieu ajoute : “Elle (la peau) fournit à l’ appareil psychique les représentations constitutives du Moi et de ses principales fonctions”. En effet, Anzieu fait bénéficier au concept
psychanalytique (le Moi) une réalité accordée à la peau qui est loin de l’ expérience commune et de la connaissance physiologique et scientifique.
Pour Corraze, les conséquences s’aggravent doublement, dans les fondements de la réflexion d’Anzieu, il déclare je cite : « On saisit le premier (fondement), quand on nous dit que
l’on vise à faire émerger un autre modèle, à l’assise biologique assurée (M.P., p. 3), un étayage du psychisme sur le corps biologique (M.P., p.4). On saisit la
seconde, quand on aspire à enrichir la psychologie (M.P., p. 4) et qu’on affirme, avec sérénité, que le Moi–peau fonde la possibilité même de la
pensée (M.P., p. 41). C’est alors que le système, déjà cahotant, va devenir incohérent, difficilement soutenable et basculer, pour finalement se perdre dans une désastreuse
mystique baroque ». Corraze ne mâche pas ses mots et je sens une profonde incompréhension car il n’ envisage pas la dialectique entre le corps et l’esprit. Il reste focalisé
dans la logique du morcellement de la fonction. La rigueur scientifique, la description du mécanisme, la physiologie expérimentale constituent pour lui la réalité du vivant, sécurise il me semble
ses propres résistances à l’angoisse existentielle. La société actuelle encourage et conditionne l’allopathe à la logique cartésienne. Son argumentation est cependant loin d’être convaincante.
Elle manque d’âme, de perspective, d’humanité et il y a trop de « on ». Corraze reste dans l’Objet. Pour lui la psychanalyse, en effet, ne peut qu’être mystique! C’est toujours dans
l’expérience que s’imprime la conscience, dans l’acte que le logos prend sens. Dans la métaphore du Moi-peau c’est la force du symbolique qui « résonne » sa
vérité.
L’interprétation est secondaire mais a le mérite de l’intégrer en soi, tel le passage d’une prise de
conscience du pré-conscient au conscient : elle balaye les dernières résistances. Mais Corraze, à mon avis, n’a pas fait de psychanalyse…
Cependant, je remarque que l’analyse d’Anzieu manque parfois de développement et donc de
clarté, notamment dans son interprétation du mythe de Marsyas et dans l’affirmation selon laquelle le Moi-peau fonde la possibilité même de la
pensée :
- Focalisé dans l’idée des 8 fonctions du Moi-peau, il élabore les 8 mythèmes, ce qui me semble
exagéré. Il n’explique pas suffisamment les principes essentiels du mythe. Le châtiment ne consiste pas a infliger « la verticalité négative », bien au contraire
il honore l’humain dans ce qu’il a de plus vertical : il n’est pas animal mais homme et doit tenir sa place, être « debout ». Apollon est le dieu qui annonce la
castration (la limite). Le « connait-toi toi même » qui orne son temple à Delphes signifie clairement qu’il faut savoir rester à sa place. La flute du satyre Marsyas ne peut jouer
qu’une seule note à la fois, elle n’est ainsi que mélodique n’émettant qu’un son rauque, bestial. La lyre d’Apollon, à la fois délicate et civilisée, libère elle, une infinie de possibilités de
notes, d’accompagnements et donc d’harmonisation dans la diversité proposée. Seule la possibilité de l’Autre permet l’harmonie dans la confrontation des différences. Il faut donc du
Dionysiaque, de la pulsion de vie, mais aussi une limite, une pulsion de mort permettant le détachement et la reconnaissance de soi dans la reconnaissance de l’autre. L’hybris
Dionysiaque de Marsyas provoquant Apollon explique donc son châtiment : attaché à un pin (notion de verticalité), écorché vif (notion de Moi-fusionné devant se détacher pour exister, pour trouver
sa place).
- Aussi, le rôle d’Athéna, incarnant l’Esprit, n’est pas développé et se
résume aux faits : « Elle regarda son image dans l’eau pendant qu’elle soufflait dans la flute, ses joues gonflées et son visage congestionné lui donnait un aspect grotesque. Elle
jeta la flute en lançant une malédiction à qui la ramasserait ». L’esprit ne peut naitre d’une image (Narcisse), il caractérise l’homme qui pense, qui
existe (ek = hors de = séparation et stare = se tenir droit = verticalité), il est le dépassement du désir dionysiaque (pulsion de vie) dans la limitation Apollinienne (pulsion de mort), il est la naissance du
Moi.
Par son acte symbolique, Athéna montre que la conscience de soi passe par le stade du miroir, le dépassement
du narcissisme primaire, le détachement de la mère vers l’autre, le positionnement à la bonne place, en tant qu’homme « debout ». Elle prévient du châtiment qu’implique
l’hybris, guide vers le dikè. L’affirmation selon laquelle le Moi–peau fonde la possibilité même de la pensée prend ici tout son sens.
La pulsion de vie est une formidable énergie mais sans l’harmonie le chaos l’emporte
et tout est dévasté, il faut une pulsion de mort limitant le désir, tout comme il faut du désir sinon tout se fige et s’arrête. La neuvième fonction du moi peau fait référence à Thanatos.
Anzieu, a perçu intuitivement et à juste titre le combat des pulsions mais en a oublié la dynamique. La dialectique des pulsions est je crois essentielle à leur compréhension. La
pathologie auto-immune est une exagération de la pulsion de mort. La limite, nécessaire et protectrice est déjà citée dans les autres fonctions du Moi-peau. L’intuition
première en 1974 du Moi-peau résume pourtant bien l’essentiel qu’est l’altérité des pulsions : une fonction d’enveloppe (le sac) ou pulsion de vie encrée dans la pulsion
d’attachement, une fonction de barrière protectrice (l’écran) ou pulsion de mort, une fonction d’échanges (le tamis) entre les pulsions. A ce titre, dans le schéma ci dessous, j’ai mis
entre parenthèses les 8 fonctions du moi-peau que l’on retrouve annotées dans le résumé en référence aux pulsions (PA, PV et PM).
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